Blog

Felsefe Videolar

Foucault’nun Hapishanenin Doğuşu kitabı ne anlatıyor? (Philippe Sabot ile söyleşi)

Foucault’nun Hapishanenin Doğuşu kitabı ne anlatıyor? (Philippe Sabot ile söyleşi)

akademiFR’nin açılış videosuna hoş geldiniz 🙂 Bu videoda Lille Üniversitesi öğretim üyesi ve Michel Foucault Merkezi başkanı Philippe Sabot ile Foucault’nun Hapishanenin Doğuşu kitabı üzerine konuştuk. Videoda hem Fransızca hem de Türkçe altyazı seçenekleri mevcut. Aşağıda ise röportajın tam metnini bulabilirsiniz. Metinde altı çizili ifadelerin üzerine fare imlecini götürdüğünüzde bu ifadelerin Türkçe karşılıklarını görüntüleyebilirsiniz. Gelecek hafta Ferda Keskin’le Foucault’nun Deliliğin Tarihi kitabı üzerine yaptığımız sohbette görüşmek üzere; iyi izlemeler, iyi okumalar.

Bonjour à toutes et à tous.

Aujourd’hui, j’ai le plaisir d’accueillir Philippe Sabot sur akademiFR. Bonjour Monsieur Sabot.

Bonjour.

Merci d’avoir accepté notre invitation. Je vous présente très brièvement : Vous êtes professeur de philosophie contemporaine à l’Université de Lille et en même temps le président du Centre Michel Foucault. Vous vous intéressez surtout aux rapports entre la philosophie et la littérature. Et cette thématique vous a conduit aux œuvres de Michel Foucault.

Justement, nous allons parler aujourd’hui avec vous de ce grand penseur du 20. siècle, surtout en nous focalisant sur son livre Surveiller et Punir paru en 1975.

Monsieur Sabot, Foucault nous raconte dans ce livre l’histoire de la naissance de la prison. Mais ce livre n’est pas qu’un livre d’histoire puisque Foucault essaye de nous montrer quelque chose à travers ces éléments historiques. On peut peut-être commencer par ce point, l’intention de Foucault quand il a écrit ce livre. Qu’est-ce qu’il essaye de nous montrer à travers ces éléments historiques ?

Alors, c’est une très bonne question et sans doute la question qu’il faut se poser au début pour entrer dans ce grand livre de philosophie et d’histoire. Je dirais qu’il faut rappeler, pour comprendre l’intention de Surveiller et Punir, le travail militant que Foucault a engagé à partir du début des années 70 avec ce qui s’est appelé « Le Groupe d’information sur les prisons », qui naît en 1971 et qui prépare le livre sur les prisons que sera Surveiller et Punir.

Et quand je dis « prépare », c’est-à-dire prépare à partir d’une intention actuelle, c’est-à-dire d’une actualité liée au monde carcéral français mais pas seulement : Foucault rendra visite la prison d’Attica aux Etats-Unis en 1972, ce qui le marquera fortement. À un moment où il n’avait pas le droit de visiter les prisons françaises, mais il visite une prison américaine.

Et donc, l’intention philosophique de Foucault est, d’un point de vue généalogique, d’éclairer le présent de notre monde, de notre société qui fonctionne aussi à l’emprisonnement de certains membres de la société ; d’éclairer ce fonctionnement à partir d’une enquête historique pour essayer de retrouver ce qu’il appelle le point de naissance de la prison, de même qu’il avait analysé la naissance de la clinique dans un ouvrage dizaines d’année auparavant.

Donc s’intéresser à la naissance de la prison, ce n’est pas simplement repérer une date dans un calendrier, dans une chronologie. C’est surtout engager une réflexion sur les fonctions de la pénalité. Et les modalités d’exercice de la pénalité qui, à un moment, -il faut comprendre pourquoi- se sont tournés vers un système qui était un système d’emprisonnement. Foucault fait des hypothèses très intéressantes et historiquement étayées sur cette question. Mais disons qu’il poursuit une intention aussi qui est celle qu’il avait depuis l’Histoire de la folie, qui était son premier livre et sa thèse. À savoir qu’on ne peut pas penser la naissance de la prison -comme la naissance de l’asile ou comme la naissance de la clinique- comme une amélioration, un progrès dans le traitement des individus, dans le respect des individus au nom d’un humanisme dont la prison serait le reflet par rapport à l’exécution de peine de manière beaucoup plus directe dans le cadre des supplices par exemple.

Contre cette idée de d’une humanisation progressive de nos manières de concevoir l’exclusion de certaines catégories de population, l’enfermement de certaines catégories de population, Foucault défend l’idée qu’il y a des modifications stratégiques qui explique cette naissance de la prison et qui relève de ce qu’il va appeler, qui est au cœur de Surveiller et Punir, le développement d’une société de type disciplinaire.

Oui, Foucault nous raconte ce passage de l’Âge classique à la société moderne surtout caractérisée par la société disciplinaire comme vous venez d’évoquer. Est-ce qu’on peut parler un peu de la différence entre la forme de pouvoir traditionnel et le pouvoir dans la société disciplinaire ?

Oui, c’est aussi le cœur de l’analyse de Foucault, de procéder à une distinction qui n’est pas cependant une opposition entre deux formes de pouvoir, deux types de relation de pouvoir, ce qu’il appelle « les relations de pouvoir de type souverain » fondé sur la souveraineté et un type de pouvoir fondé sur la discipline.

Pour donner des éléments de distinction entre ces deux formes de pouvoir : le pouvoir de souveraineté, il est marqué en particulier à l’Âge classique avec la figure du Souverain, par la figure du Souverain, du Monarque qui exerce de manière directe un droit de vie et de mort sur les sujets. Et au fond, le régicide, celui qui porte atteinte au corps du roi, à la vie du roi, est mis à mort de manière absolument horrible et spectaculaire pour manifester encore plus dans l’exercice du supplice les pleins pouvoirs du Monarque sur ce corps supplicié. Et du coup, le pouvoir souverain s’exerce selon une fonction de prédation ou d’extraction maximale exercée par un individu, le Souverain, la volonté d’un individu, le Souverain sur un autre individu qui est soumis complétement à son bon vouloir et qui doit rendre des comptes directement au Souverain. Donc on a un mode de fonctionnement du pouvoir qui est un fonctionnement assez vertical où le Monarque règne sur les sujets et exerce son pouvoir et confirme son pouvoir en l’exerçant sur ses sujets jusqu’à leur donner la mort, ce qui est le pouvoir suprême du Souverain.

On a ce pouvoir maximisé et très individualisé dans la personne du Souverain d’un côté. Alors que du côté du pouvoir disciplinaire, ce que montre Foucault, c’est que ces relations de pouvoir de type disciplinaire s’exercent de manière grise. C’est-à-dire non pas dans l’éclat des supplices, mais plutôt dans la méticulosité de certains fonctionnements très précis, qui peuvent sembler parfois absurdes, et qui règlent de manière extrêmement précise et extrêmement minutieuse le contrôle exercé sur les corps.

Le pouvoir disciplinaire selon Foucault, pour lequel il a donné beaucoup de définitions, je retiendrai celle qu’il associe à trois dimensions. Ça paraît dans le cours « Société punitive » qui prépare Surveiller et punir. Les trois dimensions du pouvoir disciplinaire sont les dimensions de surveillance, de contrôle et de coercition. On peut dire qu’on a une première approche de ce à quoi correspond la discipline à partir de ces trois notions. Il faut surveiller les individus : Evidemment, on comprend que dans l’espace carcéral, dans la prison, cette surveillance est facilitée mais elle est aussi maximisée puisque les individus sont enfermés, dans un lieu clos. Le contrôle s’exerce sur l’espace, sur le temps, sur la régularité des gestes des individus en question. Et enfin la coercition vise ce que Foucault appelle dans Surveiller et punir à la sanction normalisatrice. C’est-à-dire le fait de repérer des écarts par rapport à une norme, et de vouloir corriger ces écarts en apprenant aux individus, en leur imposant finalement d’autres comportements qui semblent plus conformes à la norme la plus commune.

Donc surveillance, contrôle et coercition qui s’exercent sur les individus, sur les corps des individus. Voilà la définition du pouvoir disciplinaire. Et du coup, juste pour conclure sur cette distinction entre le pouvoir de souveraineté et le pouvoir disciplinaire, on comprend que le pouvoir de souveraineté qui s’exerce -comme je le disais précédemment- de haut en bas, du Souverain sur les sujets, se trouve inversé. Foucault parle de renversement de l’axe d’individualisation. C’est-à dire que le pouvoir disciplinaire va s’exercer sur les individus -on peut dire que c’est la même chose que le pouvoir du Souverain ; mais sauf qu’il s’exerce à partir des individus, à partir d’une manière dont les individus vont s’inscrire eux-mêmes dans des relations de pouvoir et vont finir par -c’est l’idéal de société disciplinaire, l’utopie politique de cette société disciplinaire- s’autodiscipliner et en tout cas n’ont plus besoin de l’œil du Monarque pour répondre de leurs actes. Ils vont progressivement acquérir des habitudes de vie, des comportements qui vont les normer. Donc on est dans une perspective, Foucault dit, d’abord de normalisation et puis après il dira de normation des individus.

Justement vous avez dit que dans la société disciplinaire, pour pouvoir fonctionner, ce pouvoir a besoin des individus. Et il a aussi besoin d’une sorte de subjectivité qu’il va imposer aux individus. Dans notre cas, dans l’étude des prisons, cette subjectivité, c’est la délinquance. Et la délinquance vient avec ses normes, ses institutions, son domaine de savoir etc. Peut-être on peut parler de cette relation entre le savoir et le pouvoir, parce que le pouvoir, pour pouvoir fonctionner, il a vraiment besoin d’une légitimité scientifique.

Effectivement, c’est très important pour Foucault, qui, dans un premier temps de son travail, s’était intéressé plutôt aux relations entre les discours dans la constitution des savoirs, et qui, à partir des années 70 s’intéresse plutôt à la question des relations de pouvoirs. Mais comme vous venez de le rappeler, sans abandonner évidemment la dimension du savoir, mais en montrant que, par exemple ce pouvoir disciplinaire s’appuie sur un certain type de savoir, qui est un savoir d’examen. Savoir d’examen, ça veut dire que l’individu est scruté, est analysé dans ses différentes composantes matérielles, corporelles, dans ses différents mouvements, dans ses différents éléments constitutifs. Cette analyse donne lieu au développement d’une série de savoirs qui sont d’ailleurs les savoirs de sciences humaines pour aider à maximiser la discipline elle-même. C’est-à-dire que la discipline, comme je disais, ne s’exerce pas de haut en bas à partir d’une décision souveraine à l’encontre des individus. La discipline s’exerce justement dans le secret ou la discrétion des comportements individuels et de ce que l’on en sait. Ce qui fait que le savoir vient appuyer, le savoir comprend des individus ; vient appuyer l’exercice du pouvoir disciplinaire et vient le renforcer. Puisqu’on va mieux comprendre comment fonctionnent les individus, des machines. Et comment on peut orienter ce fonctionnement pour le maximiser. Là, il y a une formule de Foucault qui est intéressante pour qualifier cette articulation du savoir et du pouvoir. C’est la notion de « fabrique de corps docile et utile ». On comprend que pour fabriquer des corps dociles, il faut savoir comment il fonctionne pour pouvoir orienter ou réorienter leur fonctionnement en fonction des visées que l’on souhaite. Et ces visées que l’on souhaite sont précisément des visées d’utilité, qui, pour Foucault, sont liées aussi à la naissance du capitalisme industriel. C’est-à-dire que ces corps dociles et utiles sont des corps qui sont branchés sur l’appareil de production.

C’est le discours que Foucault utilise un peu plus massivement dans le cours sur La société punitive et qu’il gomme un peu dans Surveiller et punir. Ça reste quand même à l’arrière-plan de ses analyses. Il faut former, fabriquer des individus assujettis, c’est-à-dire des individus qui sont capables de produire le plus possible et d’être intégrés finalement aux rapports de production capitaliste. Ces individus formant la main-d’œuvre utile dont les usines se servent pour développer leur production et leur profit.

Donc ça me semble très important de comprendre que, pour Foucault, le savoir n’est pas d’ordre théorique mais il est vraiment pratique, c’est-à-dire mis au service d’une fonction utilitaire, c’est-à-dire ici productive.

Vous avez mis l’accent sur le côté économie-politique du sujet. Mais je pense que cette relation n’est pas aussi directe qu’elle l’est dans le marxisme. Comme on sait que dans le marxisme, l’infrastructure détermine la superstructure. Mais il y a quand même un parallélisme chez Foucault entre les besoins du capitalisme et l’avènement de la société disciplinaire. Est-ce qu’on peut parler de cette relation ?

Je dirais que cette relation, elle est vraiment au cœur du travail de Foucault dans ce cours que j’ai déjà mentionné, qui est « La société punitive ». Encore une fois, je pense que c’est un élément que Foucault a un petit peu gommé dans son livre. Foucault ne se doutait pas évidemment que ses cours seraient publiés un jour, donc c’était plutôt une manière d’avancer des hypothèses. Et par contre, les livres étaient le résultat d’un travail, y compris d’un travail de sélection, disons, parmi les hypothèses qui étaient faites. Dans le cours sur la société punitive, ce qui apparaît très nettement, c’est que cette société punitive est une société qui ne cherche pas à punir pour punir ou à punir pour faire l’exemple à la société. Il part des hypothèses qu’on a traditionnellement sur la punition : la punition comme exemple, la punition comme manière de tenir la société. Foucault va plus loin et effectivement fait cette hypothèse que la société punitive correspond à la société capitaliste. Et donc discipliner les individus, c’est au fond maitriser la population ouvrière en lui donnant des cadres de vie, des cadres assez strictes d’existence pour ne pas gâcher la force productive que représente le corps humain.

De ce point de vue, quand Foucault s’intéresse aux illégalismes, qui est une notion importante dans Surveiller et punir également : Ce qui est intéressant, c’est la distinction qui est faite entre l’illégalisme de prédation et l’illégalisme de dissipation. L’illégalisme de prédation, c’est ce qui caractérise la délinquance, c’est-à-dire, c’est le vol par exemple : Il faut punir le délinquant parce qu’il a volé quelque chose, en volant quelque chose, il a soustrait, au fonctionnement normal du capitalisme, une valeur dont il n’était pas propriétaire. Il y a cet illégalisme de prédation, on pourrait dire, qui correspond à la définition standard de la délinquance. Le petit délinquant, celui qui commet des vols, qui s’approprie le bien d’autrui sans légitimité.

Mais à côté de cet illégalisme de prédation, Foucault fait une place à l’illégalisme de dissipation. Ça me semble encore plus intéressant, je dirais, puisque ça sort, disons, du cadre standard de la définition de la délinquance. L’illégalisme de dissipation, ça correspond à cet ensemble de comportements qui dissipent la force de travail, qui dissipent la force productive du travailleur. Donc le fait de se livrer à l’alcoolisme, de se livrer à des fêtes sans tenir compte des limites de ce type d’activité, se livrer à la paresse… Il y a toute une série de comportements qu’on peut qualifier de déviants, qui ne sont pas déviants parce qu’ils contrediraient la loi -tu ne voleras point, etc. Mais qui sont déviants quand même parce qu’ils nuisent finalement à l’appareil productif et à sa maximisation grâce au travail des individus.

On voit que, à travers cette catégorie d’illégalisme de dissipation, Foucault est attentif à définir une manière dont la société disciplinaire se donne pour tâche d’être suffisamment dans le contrôle des comportements individuels pour pouvoir corriger ces déviances qui sont des déviances qu’on pourrait dire marginales, mais qui justement ont pour effet de nuire au développement du système capitaliste et à sa maximisation dans l’ordre du profit.

Il me semble que c’est un sujet compliqué car il y a certains penseurs qui disent que malgré le fait que Foucault a montré les mécanismes de pouvoir dans les sociétés capitalistes, sa pensée n’était pas incompatible avec l’idéologie néolibérale. Il a même contribué un peu à l’idéologie néolibérale à l’époque. Qu’est-ce que vous pensez de cette relation entre la pensée de Foucault et le néolibéralisme ?

C’est un vaste sujet. Ça va être difficile de donner une vue complète sur ce débat, néanmoins… Je dirai d’abord une chose peut-être pour revenir au capitalisme dont on parlait à l’instant. Je crois que ce qui écarte Foucault d’une perspective marxiste, c’est justement la reconsidération qu’il cherche à produire du pouvoir. C’est-à-dire, pour lui le pouvoir n’est pas centralisé dans une structure Etatique, dans une superstructure institutionnelle politique. Le pouvoir est plutôt disséminé dans les relations sociales. Et finalement on voit que depuis le début de notre entretien, on ne parle pas directement de la prison en tant que telle mais de la société dans son ensemble. Ce qui montre que la société disciplinaire dont les traits se condensent dans la prison est aussi une société qui sort de la prison, qui a une réalité hors de la prison. C’est plutôt du côté de cette dissémination des relations de pouvoir que Foucault porte son attention.

Si je dis ça, en préalable, c’est parce que dans le cadre de son étude du néolibéralisme ; du libéralisme et puis du néolibéralisme, Foucault s’intéresse précisément à la place de l’Etat dans la manière dont le pouvoir fonctionne. Il s’intéresse à la manière dont les écoles libérale et néolibérale ont donné une fonction plus ou moins importante à l’Etat, ou au contraire, on cherchait à le mettre de côté. Pour dire juste d’un mot, mon avis sur cette question complexe, je dirais que, ce qui intéresse Foucault dans le néolibéralisme et dans son développement plus contemporain, c’est la manière dont le néolibéralisme a renouvelé la réflexion sur la place de l’Etat dans son rapport à l’économie et à la société dans son ensemble. C’est-à-dire que, à l’idée libérale selon laquelle l’Etat devait laisser le marché se développer et s’autoréguler, le néolibéralisme a apporté l’idée complémentaire que l’Etat avait un rôle à jouer, mais justement un rôle de régulation de l’autorégulation. C’est-à-dire que l’Etat doit être présent mais pour faciliter l’autorégulation du marché. Ce qui conduit après, dans l’étape suivante, nous connaissons aujourd’hui, à faire des structures de l’Etat lui-même un marché nouveau, et donc à transformer les services publics dans des fonctionnements qui relèvent du management privé, ce qui revient à transformer leur orientation, leurs objectifs et leur utilité sociale.

Foucault est à la fois intéressé par cette modulation du rôle de l’Etat dans son rapport à l’économie et au social, et que cet intérêt ne lui permet peut-être pas d’être sensible à certaines dérives contemporaines de ce néolibéralisme. Notamment au développement excessif du marché, à la place de la financiarisation de l’ensemble des structures économiques et politiques. Et du coup, on peut toujours reprocher à Foucault de n’avoir pas vu les dangers du néolibéralisme. Je pense qu’il était surtout attentif, pour reprendre encore une fois le thème précédent, il était surtout attentif à trouver une alternative à ce qui était la pensée dominante à gauche à l’époque, qui était une pensée encore très marquée par les concepts marxistes, le rôle et la place de l’Etat dans l’ensemble du fonctionnement social. Je pense que Foucault était a priori plus réticent à accorder à l’Etat cette place que certains de ses amis à gauche voulait lui préserver. D’où cette recherche qu’il a faite sur différentes manières de concevoir le rôle de l’Etat pour offrir des alternatives à une manière peut-être trop unilatérale de concevoir ce rôle. Ça, c’est un débat qui avait eu lieu aussi à l’intérieur de la gauche en France à l’époque. Et Foucault y était sensible. Il y a tout un courant qu’on appelait « la nouvelle gauche » et qui était sensible au discours -qui était assez nouveau à l’époque- sur ce qu’on entend maintenant à la libération des énergies dans le monde de l’entreprise, le modèle de l’entreprise libéré du joug d’une superstructure qui contrôlerait ses mouvements. Voilà, je pense que Foucault est attentif à ces discours, que ça le rend attentif au développement de ces réflexions néolibérales qui sont contemporaines et que ça le rend en même temps peut-être aveugle à certaines dérives possibles de ce néolibéralisme.

Alors un autre point sur Foucault, c’est l’implication de la pensée foucaldienne. Foucault nous montre à travers ses œuvres la contingence des identités, des catégories, des institutions etc. Et il les fragilise bien sûr. Est-ce que vous pensez que Foucault nous donne le message de lutter contre ces mécanismes de pouvoir, ou bien est-ce que ce serait une interprétation exagérée ? Je ne sais pas si on peut faire une différence entre un livre académique et un livre de combat. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Votre question est difficile, parce qu’elle engage à travers la notion de « lutte » contre les mécanismes de pouvoir, le thème que Foucault a présenté lui-même, auquel il a accordé beaucoup d’intérêt, c’est le thème de la résistance. Vous voyez que la résistance, c’est pas dire « lutte contre », c’est dire un petit peu autre chose. Dans le livre qui suit juste Surveiller et punir, qui paraît l’année d’après, La volonté de savoir, il y a tout un chapitre méthodologique sur lequel Foucault s’explique sur la notion du pouvoir qui est la sienne ; il entend la développer, et où il a cette formule « Là où il y a pouvoir, il y a résistance ». En un sens, on pourrait dire, comme vous le dites, assumant cette position, Foucault s’inscrit dans une manière de résistance aux mécanismes de pouvoir qu’il étudie, par ailleurs, qu’il analyse.

Maintenant il y a un autre point à prendre en compte pour complexifier le débat, c’est qu’on ne lutte pas contre le pouvoir… Il y a deux problèmes : lutter contre le pouvoir, c’est lutter aussi pour quelque chose. On ne lutte pas simplement contre, on lutte aussi pour améliorer les choses, pour transformer la société. Là, on est face à une difficulté pour Foucault, parce que le propre de sa pensée n’est pas de donner des impératifs pour les luttes qu’il mène, mais plutôt d’analyser les mécanismes de pouvoir pour permettre aux acteurs eux-mêmes de résister à la manière dont ces mécanismes peuvent devenir assujettissants. Foucault est persuadé, peut-être à tort, que ces mécanismes de pouvoir qui produisent, qui fabriquent des individus assujettis sont aussi des mécanismes qui peuvent produire de la subjectivation. C’est-à-dire d’autres manières de se rapporter à soi-même, aux autres, au monde qui nous entoure que celles qui sont d’abord prescrites et qui sont données, naturalisées parfois, donc on ne se rend plus compte. Finalement c’est une invitation à rompre avec l’évidence des modes d’exercice du pouvoir pour inventer d’autres relations de pouvoir, pour inventer d’autres manières de vivre, d’être dans la société avec les autres. Et on peut dire que cette manière de concevoir une alternative pose la difficulté de comprendre comment, en se transformant soi-même, on parvient à transformer les relations de pouvoir, en tout cas la dimension oppressante, coercitive, normalisante de ces relations de pouvoir.

Et vous voyez, la difficulté, elle est à la fois de comprendre qu’il n’y a pas d’idéal préfixé auquel il faudrait atteindre. On n’est pas dans une perspective révolutionnaire, pour Foucault, où on se dirait, il faut parvenir à tel type de société qui va remplacer de fond en comble la société que nous connaissons. Foucault n’est pas du tout dans cette perspective, je disais tout à l’heure, progressiste, mais il n’est pas dans une perspective où on se dirait qu’on va accéder, par la révolution par exemple, à une société idéale etc. Ça, c’est la première difficulté. Parce que, du coup, qu’est-ce qu’il faut viser quand même ? La question qui nous laisse en suspens et avec laquelle il faut se débrouiller.

La deuxième difficulté, c’est, pour lui, de nous faire comprendre que la transformation des relations de pouvoir passe par une transformation du rapport à soi. Toute la dernière partie de son œuvre est consacrée à une étude qui nous ramène à d’autres périodes de l’histoire, à l’Antiquité notamment ; toute sa pensée est consacrée à l’étude de modes de relation à soi, qui sont des modes qu’on peut qualifier d’éthique, mais qui reste profondément liés à des enjeux et des objectifs politiques.

Monsieur Sabot, une dernière question sur la pertinence de la pensée de Michel Foucault pour comprendre notre monde d’aujourd’hui. On a vu surgir la pandémie, la révolution digitale, l’utilisation du big data etc. Est-ce que vous pensez que sous ces conditions-là, la pensée de Foucault est plus pertinente que jamais pour comprendre notre monde ?

Alors, je dirais oui, mais ça suffit pas, il faut préciser les choses. Peut-être que pour préciser les choses, je m’appuierais sur l’exemple que vous avez donné, la pandémie que nous venons de traverser, que nous traversons. Et du coup, je dirais qu’un livre comme Surveiller et punir nous donne à comprendre un certain nombre de mécanismes de pouvoir dont on peut voir les développements encore aujourd’hui.

Juste pour dire les choses d’un mot, pour commencer, Foucault dans Surveiller et punir rappelle que lors du traitement d’une épidémie de peste, il y a un règlement qui est établi au niveau d’une ville et qui manifeste finalement la stratégie de ce qu’on a connu récemment comme un confinement. C’est-à-dire une quarantaine sociale stricte, donc une mise en œuvre du disciplinaire à l’échelle d’une ville pour essayer d’endiguer la propagation d’une épidémie. À ce premier niveau, on peut dire que, sans vouloir faire de raccourci historique trop rapide, Foucault nous permet quand même de penser ce qui nous est arrivé avec les outils théoriques et les descriptions historiques qu’il nous donne.

Mais à un autre niveau, toujours sur ce même exemple, Foucault qui a développé, dans la suite de Surveiller et punir, le thème de la biopolitique, a continué d’explorer cette question de la surveillance disciplinaire qui était au cœur de Surveiller et punir avec le panoptisme sous la modalité de ce qu’on peut appeler la biosurveillance. C’est-à-dire la surveillance d’une population, à l’échelle d’une population et la surveillance biopolitique c’est-à-dire la surveillance des indicateurs qui permettent de mesurer le risque auquel est soumise une population à un moment donné, et particulièrement à un moment où se développe une épidémie ou une pandémie.

Et donc vous voyez, de la surveillance disciplinaire à l’échelle de la prison à la surveillance disciplinaire à l’échelle de la société, la société disciplinaire, le panoptisme dont parle Foucault, jusqu’à la biosurveillance qui rend compte de la manière dont on cherche maintenant à gérer les risques dans notre société contemporaine, dont on cherche à développer ce que Foucault appelle « les dispositifs de sécurité » pour évaluer ces risques et mieux les maîtriser. On voit que dans cette chaîne de concepts et de développements, Foucault nous aide effectivement à penser encore notre actualité, notamment l’actualité la plus récente, celle liée à l’épidémie.

Monsieur Sabot, je vous remercie pour votre participation. C’était un grand plaisir de vous écouter.

Merci à vous.